Si la culture consiste en la capacité à nommer les choses, à leur donner réalité à nos yeux, à apprendre le monde et surtout à exprimer nos attentes, nos aspirations: l’art d’inventer le peuple qui nous manque », disait Gilles DELEUZE, où pourrait-on en trouver plus pertinente attestation que dans le roman de Gabriel Garcia MARQUEZ Cent ans de solitude ?
C’est dans les livres qu’on apprend l’humanité bien mieux que dans la presse quotidienne ou les magazines, toujours à l’affût du « temps de cerveau humain disponible »(Le Lay – TF1) afin de nous vendre leur pensée unique, de nous détourner de toute forme de jugement critique, sautant d’un scoop à l’autre en écrasant le temps nécessaire de réflexion.
En décembre, venant de relire successivement Tristes Tropiques et Cent Ans de Solitude, j’avais évoqué le livre de Claude Lévi-Strauss. Je souhaitais aussi dire quelques mots sur le roman de Gabriel Garcia Marquez. Les événements du début janvier m’ ayant détourné de ce projet, j’y reviens donc:
Le roman brasse l’histoire reflétant la vie et les conflits d’un continent à travers une saga familiale qui convoque aussi bien le péché originel que les guerres de libération, le merveilleux et enfin le déluge.
Toute l’épopée des Buendia prend consistance à partir du petit bourg (mexicain?) Macondo et y trouve son terme:
Macondo était alors un village d’une vingtaine de maisons en glaise et en roseaux construites au bord d’une rivière dont les eaux diaphanes roulaient sur un lit de pierres polies, blanches, énormes comme des oeufs préhistoriques.
Un village qui n’existe pas mais qui devient, avec l’arrivée de José Arcadio Buendia et son épouse Ursula, l’épicentre de la naissance, de la vie et de la mort de toute civilisation. Un récit qui mêle réalisme, politique, guerres et coups d’Etat. Un récit qui mêle fantaisie, ubuesque et même magie en présence, au-delà de sa mort, du Gitan Melquiades. Un roman qui raconte aussi bien la répression terrible des ouvriers de la bananeraie que les aventures de plusieurs générations faites de ruptures, de sauts dans l’espace et dans le temps, d’enthousiasmes et de déchirements, tout cela sous l’oeil protecteur d’Ursula, l’âme de la tribu, qui du statut de jeune femme à celui d’aïeule devenue aveugle puis sourde, mithridatisée par les aléas de la vie, tient ferme son univers familial durant tout le siècle.
GABO,comme le surnommaient affectueusement les Mexicains, y révèle sa passion pour l’épopée, pour la fantaisie, et laisse courir son imagination dans une aventure qui emporte le lecteur dans une symphonie du Nouveau Monde dont on ne se lasse pas et se termine en apocalypse:
Aureliano (l’arrière petit fils) sauta encore des lignes pour devancer la prophétie et chercher à connaître la date et les circonstances de sa mort … Il avait déjà compris qu’il ne sortirait jamais de sa chambre car il était dit que la cité des miroirs (ou des mirages) serait rasée par le vent et bannie de la mémoire des hommes…et que tout ce qui était écrit demeurait depuis toujours irrépétible car aux lignées condamnées à Cent ans de solitude, il n’était pas donné sur terre de seconde chance.
Macondo et les Buendia, ainsi s’achève une histoire légendée ou une légende historisée qui accède à l’universel, une oeuvre totale qui puise ses sources dans les histoires que son grand père racontait au romancier, un ouvrage dont, citant Stendhal nous pourrions dire:
(Ce) roman est un miroir qui se promène sur une grande route.Tantôt il reflète à nos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route.
Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte(Stendhal), est à la démesure de ses personnages hors normes. Gabriel Garcia Marquez est, incontestablement l’égal d’un Zola, un grand écrivain populaire, parmi les plus lus dans le monde entier. Je vous invite à sa (re)lecture.