La FONTAINE: Selon que vous serez puissant ou misérable…

La Fontaine est hélas toujours actuel. A l’heure où la criminalisation de l’action syndicale, à la suite d’une chemise déchirée à Air France, fait la une de toute la presse bien pensante, le sort des 2900 familles dont la vie sera elle-même déchirée ne suscite guère l’émoi des mêmes journalistes-aux-ordres et du gouvernement. Celui-ci n’a pas hésité à qualifier de fauteurs de troubles, voire de voyous, la dizaine d’employés coupables de lèse-textile et à les faire transférer, à 6 heures du matin, de leur domicile au commissariat pour garde à vue, cela aux yeux de leurs enfants, comme de vulgaires bandits.

Dans le même temps, pour s’en tenir à l’actualité récente, le PDG de Volkswagen, fraudeur notoire, est limogé avec un matelas confortable de 25 millions, mais il faut découvrir l’information dans les entrefilets des quotidiens. Combien toucheront les licenciés d’Air France? Cherchez l’erreur: « Selon que vous serez puissant ou misérable / Les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir ». 

Face à ce déchaînement médiatique, quelques rares journaux font encore exception. Dans un entretien à l’Huma du vendredi 16 octobre, à propos de son livre récemment paru : Les Irremplaçables [Gallimard], Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, tente d’apporter un éclairage intéressant autour de la question de l’emploi, des licenciements et de la formation citoyenne.

Au centre de cette réponse un diagnostic, je le résume: » L’Etat de droit tel que nous le connaissons depuis ces dernières décennies, avec la crise de l’Etat providence, met en danger les sujets que nous sommes. Dans le monde du travail, nous assistons à une précarisation des métiers, des statuts et partout à une dérégulation de la finance. Ces impératifs de performance et de rentabilité nous donnent le sentiment que nous sommes remplaçables, mis à disposition, soumis à l’obligation de flexibilité comme l’est une marchandise ou un robot….L’Etat de croit qu’il peut détruire les individus-sujets sans que ce soit impactant pour lui-même (or) le sujet se retrouve avec un moi érodé, incapable de faire lien. Dès lors il n’a plus la capacité, ni la volonté, ni le désir de la fraternité et de la solidarité. Il survit. Les individus rongés par le découragement ne croient plus dans l’Etat de droit, ils n’attendent plus rien de lui, et se tournent insensiblement vers des régimes de repli, Xénophobes, populistes. Ce n’est pas seulement l’individu qui disparaît, c’est l’Etat de droit lui-même qui court à sa perte parce que le seul sujet qui se soucie de l’Etat de droit, jusqu’à nouvel ordre, c’est le sujet émancipé. »

Elle n’est pas nouvelle, mais cette analyse a le mérite d’être formulée dans un langage clair, de correspondre au mal-être général dans l’emploi, à la crise de la citoyenneté dans les cités, et d’expliciter exactement  la façon dont en France et en Europe nous voyons croître le danger de l’extrême droite, danger qui, pour ceux qui veulent bien avoir quelques réminiscences ou connaissances historiques, donne le frisson. Je sais bien que l’histoire ne se répète pas à l’identique mais tout de même il y a matière à réflexion.

En forme de réponse, Cynthia Fleury propose l’irremplaçabilité. Elle formule le concept d’individuation qui s’oppose à l’individualisation: « Il faut s’entendre, dit-elle, sur ce qu’est un individu. Ce n’est pas le fruit de l’individualisme mais d’un processus d’émancipation résultant du lien avec les autres… C’est tout simplement la tentative de l’engagement et de la responsabilité, c’est la charge que l’on accepte de prendre. On décide alors d’être au monde et de se lier avec les autres ».

« Quelle meilleure façon de se lier avec les autres, de construire un récit commun, que de mettre notre singularité, notre créativité, notre talent, au service de ce récit commun, d’être non en dénégation de nous-même mais au contraire d’être en continuité et de rendre l’individu acteur de la recherche de réponses nouvelles ». Pour cela: « le travail doit faire le lien avec l’émancipation et non pas avec la survie »‘.

« Cela suppose d’inventer le réel, ajoute-t-elle. Le théâtre social qui nous est imposé n’est pas le réel. C’est la capacité de mettre à nu la réalité sociale et ses semblants, de résister au pouvoir non par la violence mais par la déconstruction symbolique de la croyance religieuse que nous avons en lui. C’est comment inventer alors une politique autre qui ne passe pas par la fossilisation du pouvoir. C’est le défi de ce XXI° siècle. »

Il est ainsi des lectures rafraîchissantes, des fenêtres qui s’ouvrent sur un air vivifiant, mais qui demeurent trop confidentielles, masquées par la masse des parutions destinées à détourner la « part de cerveau disponible » [comme le disait le PDG de TF1 à propos de la publicité], vers des objectifs dont l’idéologie est conforme aux aspirations de ceux qui les financent.

Claude LEVEQUE: Du Bleu du Ciel au Bleu de l’Oeil

En été 1935, sur les Ramblas de Barcelone « la ville avait déjà un aspect inaccoutumé….Il y avait une animation bizarre, fugace parfois et parfois lourde…L’aspect de la ville, soudain en mal d’insurrection, était angoissant ». Henri Troppmann et son épouse Dorothea, alias Dirty, étaient témoins des prémices de la guerre civile qui allait déchirer l’Espagne un an plus tard: « Il y avait une série de coups de feu; une fusillade violente ébranlait l’air… » Leur ami Michel, anarchiste  venu participer à l’insurrection des grévistes, était tuéSeul moment de répit pour Henri: « La plage était déserte… Le ciel était immense, il était pur, et  j’aurais voulu rire dans l’eau ».

La même année, en novembre, à Francfort, les mêmes personnages croisaient un groupe de « Hitlerjugend, des enfants de dix à quinze ans vêtus d’une culotte courte et d’un boléro de velours noir [qui] marchaient vite, ne regardaient personne et parlaient d’une voix claquante. Il n’était rien qui ne soit triste, affreusement: un grand ciel gris qui se changeait doucement en neige qui tombe », démonstration prémonitoire d’un conflit qui ravagerait trois ans plus tard l’Europe et le monde. (Georges Bataille Le Bleu du Ciel 1935 publié en 1957- coll. 10/18)

Ces visions apocalyptiques d’une société sur le point de basculer dans le chaos, auxquelles correspond le parcours désabusé des personnages du roman, leurs tourments, leur mal vivre, leurs échecs, constituent « Un récit hallucinant, une dérive politique et amoureuse, un flux de rêve et de réalité jamais ne se séparant »  ainsi que l’écrit Benoît Decron, conservateur en chef du patrimoine, dans le catalogue d’ouverture de l’exposition temporaire  Le bleu de l’Oeil de Claude Lévêque au musée Soulages.

Il n’y a rien de plus subjectif que le bleu de l’oeil. Aucune vision apaisante. Au-delà se révèle la personnalité de l’observateur, sa culture si par culture on entend sa propre capacité à dire le monde et les autres, sa sensibilté.

Peut-être émane-t-il du Bleu de l’Oeil de C. Lévêque une réminiscence du Bleu du Ciel. Citons à nouveau Henri, le héros de G. Bataille: « Je vis le ciel étoilé par-dessus ma tête…il y avait des étoiles…un nombre infini d’étoiles…Quand j’étais enfant, j’aimais le soleil: je fermais les yeux et à travers les paupières il était rouge. Le soleil était terrible, il faisait songer à une explosion. Etait-il rien de plus solaire que le sang rouge coulant sur le pavé,comme si la lumière éclatait et tuait? Je les fermais pour me perdre dans ce bleu brillant » (Le Bleu Du Ciel p. 131)

Benoît Decron évoque aussi une autre source d’inspiration de l’artiste, La Grande Chute de Peter Handke, telle ce passage: « soudain le ciel était devenu bleu. Il n’était pas seulement bleu, mais bleuissait et bleuissait…ce bleu-là faisait resplendir la forêt tout entière ». 

Ces sources littéraires, évoquées par l’artiste lui-même, éclairent l’oeuvre et sont à l’origine du réel choc visuel et émotionnel qui saisit le visiteur dès sa première approche in situ du paysage dans la salle des expositions temporaires du musée.

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En effet, lorsqu’on a franchi le partie surbaissée du plafond qui le masque, le paysage s’ouvre brusquement dans sa globalité au regard, cela dans une explosion de couleurs qui contrastent violemment avec le noir des versants latéraux…. une inversion des couleurs et des éléments: un embrasement de coucher de soleil qui contraste avec la liquidité bleutée du sol reflétant les néons latéraux comme autant de formes décharnées, un paysage noir masqué qui ne laisse apparaître que la dentelure des cimes, des lignes de fuite qui nous renvoient à des infinis céleste et abyssal, déstabilisant par leur profondeur nos repères spatiaux, le tout souligné par une dominante de l’eau et du feu, un effacement spectral de la terre et l’absence du « conformiste et très consensuel bleu de l’air » qui habituellement se fond dans le paysage, comme l’analyse Michel Pastoureau (Le Petit Livre des Couleurs- Points).

A quelques jours du terme de cette exposition temporaire, ces quelques lignes puissent-elles vivement inciter les lecteurs de ce blog à se rendre, s’ils ne l’ont déjà fait, au musée Soulages pour pénétrer  (c’est le terme pertinent) dans une oeuvre qui mérite qu’on s’y immerge comme le méritent aussi l’autre réalisation Châtiment de Claude Lévêque au musée Fenaille et l’exposition L’Oeil du Collectionneur au musée Denys-Puech, trois aspects du pôle muséal ruthénois témoignages de l’exceptionnelle qualité de la programmation 2015.