Claude LEVEQUE: Du Bleu du Ciel au Bleu de l’Oeil

En été 1935, sur les Ramblas de Barcelone « la ville avait déjà un aspect inaccoutumé….Il y avait une animation bizarre, fugace parfois et parfois lourde…L’aspect de la ville, soudain en mal d’insurrection, était angoissant ». Henri Troppmann et son épouse Dorothea, alias Dirty, étaient témoins des prémices de la guerre civile qui allait déchirer l’Espagne un an plus tard: « Il y avait une série de coups de feu; une fusillade violente ébranlait l’air… » Leur ami Michel, anarchiste  venu participer à l’insurrection des grévistes, était tuéSeul moment de répit pour Henri: « La plage était déserte… Le ciel était immense, il était pur, et  j’aurais voulu rire dans l’eau ».

La même année, en novembre, à Francfort, les mêmes personnages croisaient un groupe de « Hitlerjugend, des enfants de dix à quinze ans vêtus d’une culotte courte et d’un boléro de velours noir [qui] marchaient vite, ne regardaient personne et parlaient d’une voix claquante. Il n’était rien qui ne soit triste, affreusement: un grand ciel gris qui se changeait doucement en neige qui tombe », démonstration prémonitoire d’un conflit qui ravagerait trois ans plus tard l’Europe et le monde. (Georges Bataille Le Bleu du Ciel 1935 publié en 1957- coll. 10/18)

Ces visions apocalyptiques d’une société sur le point de basculer dans le chaos, auxquelles correspond le parcours désabusé des personnages du roman, leurs tourments, leur mal vivre, leurs échecs, constituent « Un récit hallucinant, une dérive politique et amoureuse, un flux de rêve et de réalité jamais ne se séparant »  ainsi que l’écrit Benoît Decron, conservateur en chef du patrimoine, dans le catalogue d’ouverture de l’exposition temporaire  Le bleu de l’Oeil de Claude Lévêque au musée Soulages.

Il n’y a rien de plus subjectif que le bleu de l’oeil. Aucune vision apaisante. Au-delà se révèle la personnalité de l’observateur, sa culture si par culture on entend sa propre capacité à dire le monde et les autres, sa sensibilté.

Peut-être émane-t-il du Bleu de l’Oeil de C. Lévêque une réminiscence du Bleu du Ciel. Citons à nouveau Henri, le héros de G. Bataille: « Je vis le ciel étoilé par-dessus ma tête…il y avait des étoiles…un nombre infini d’étoiles…Quand j’étais enfant, j’aimais le soleil: je fermais les yeux et à travers les paupières il était rouge. Le soleil était terrible, il faisait songer à une explosion. Etait-il rien de plus solaire que le sang rouge coulant sur le pavé,comme si la lumière éclatait et tuait? Je les fermais pour me perdre dans ce bleu brillant » (Le Bleu Du Ciel p. 131)

Benoît Decron évoque aussi une autre source d’inspiration de l’artiste, La Grande Chute de Peter Handke, telle ce passage: « soudain le ciel était devenu bleu. Il n’était pas seulement bleu, mais bleuissait et bleuissait…ce bleu-là faisait resplendir la forêt tout entière ». 

Ces sources littéraires, évoquées par l’artiste lui-même, éclairent l’oeuvre et sont à l’origine du réel choc visuel et émotionnel qui saisit le visiteur dès sa première approche in situ du paysage dans la salle des expositions temporaires du musée.

bleu

En effet, lorsqu’on a franchi le partie surbaissée du plafond qui le masque, le paysage s’ouvre brusquement dans sa globalité au regard, cela dans une explosion de couleurs qui contrastent violemment avec le noir des versants latéraux…. une inversion des couleurs et des éléments: un embrasement de coucher de soleil qui contraste avec la liquidité bleutée du sol reflétant les néons latéraux comme autant de formes décharnées, un paysage noir masqué qui ne laisse apparaître que la dentelure des cimes, des lignes de fuite qui nous renvoient à des infinis céleste et abyssal, déstabilisant par leur profondeur nos repères spatiaux, le tout souligné par une dominante de l’eau et du feu, un effacement spectral de la terre et l’absence du « conformiste et très consensuel bleu de l’air » qui habituellement se fond dans le paysage, comme l’analyse Michel Pastoureau (Le Petit Livre des Couleurs- Points).

A quelques jours du terme de cette exposition temporaire, ces quelques lignes puissent-elles vivement inciter les lecteurs de ce blog à se rendre, s’ils ne l’ont déjà fait, au musée Soulages pour pénétrer  (c’est le terme pertinent) dans une oeuvre qui mérite qu’on s’y immerge comme le méritent aussi l’autre réalisation Châtiment de Claude Lévêque au musée Fenaille et l’exposition L’Oeil du Collectionneur au musée Denys-Puech, trois aspects du pôle muséal ruthénois témoignages de l’exceptionnelle qualité de la programmation 2015.

Laisser un commentaire