Claude Simon, prix Nobel 1985, écrivait:« On ne peut rien dire ou écrire qui n’ait du sens. Dès le moment où il y a parlé ou écrit, il y a production de sens….C’est inévitable » et il ajoutait, reprenant l’image du miroir de Stendhal: « Mon propos, c’est de fabriquer un objet, disons scriptural -comme on dit un objet pictural- où les diverses parties s’équilibrent, où il y ait un jeu de miroirs, des renvois, que ça fasse un tout équilibré, bien construit ». Cela ouvre vers « des mondes possibles et transformables » d’après Marie-José Mondzain, philosophe, dans la postface de « Education populaire, une utopie d’avenir (Equipe Cassandre) ».
L’idée, pour n’être pas nouvelle, vient cependant nous rappeler que le texte, et pas simplement le texte littéraire, le film, le portrait ou tableau, l’œuvre musicale, sont fondamentalement polysémiques c’est-à-dire porteurs de pluralité.
« En effet, même s’ils semblent parfois « coller » à notre propre vision du monde, ceux –ci ne décalquent pas un monde réel mais le réinventent ». S’ils nous fournissent un intense effet de réel, ce n’est qu’un leurre ou une coïncidence. « C’est parce que nous avons l’impression qu’ils comblent nos vides ou nos aspirations« , expliquent Jean-Claude Lebrun et Claude Prevost dans « Les nouveaux territoires romanesques » (Ed. Messidor).
Pour illustrer cela, ainsi en est-il, selon l’analyse de François Rastier« sens et textualité », du roman de Balzac « la Cousine Bette » qui se veut a priori présentant une critique réaliste et ironique des mœurs de la bourgeoise décadente du milieu du XIX° siècle. Le romancier narre les frasques amoureuses du vieillissant Baron Hulot qui ruine sa famille au profit de ses nombreuses maîtresses. Or, pour résumer succinctement la trame, au-delà de l’intrigue elle-même, le Baron Hulot (La Hulotte) a délaissé une artiste La Fauvette habitant rue Vanneau, première histoire d’oiseaux. Il prend pour nouvelle maîtresse Madame Marneffe surnommée La Souris. On change de registre, on entre chez les félins car La Souris nomme affectueusement Hulot « Mon Pauvre Chat », vocatif qui pourrait passer pour tel s’il n’évoquait crûment la façon dont elle plume l’ex-hulotte. Ou encore le nomme-t-elle « Mon beau châtain » termes qui ne vont pas sans souligner cruellement par homophonie l’artifice qu’utilise le Baron pour se rajeunir. La Souris se joue continuellement du Chat.
Une fois la hulotte plumée, la Souris convoite la jeunesse du Comte Steinbock (Bouquetin en Allemand) marié à la nièce de Hulot « La petite Chèvre » ainsi désignée du fait de son caractère capricieux. Or, la Cousine Bette (diminutif de Elizabeth) que Hulot nomme quant à elle « Ma Chèvre » car elle est constamment vêtue d’un manteau en peau de chèvre complété par un foulard en cachemire, est secrètement amoureuse du Comte Steinbock. La chèvre aime le Bouquetin. jalouse des visées de la Souris sur le Comte et voulant aussi protéger la petite chèvre, la Chèvre décide donc d’écarter sa rivale –devinez comment- en lui faisant absorber de la mort aux rats.
De l’apparent roman réaliste d’une époque à cet incroyable bestiaire, on peut penser que Balzac s’est délecté en usant de la métaphore filée. Les images des personnages et des animaux, humanité et animalité mêlées, se superposent dans une subtile complexité qui pourrait échapper à une lecture superficielle. Le roman, selon Stendhal « miroir promené le long d’un chemin », n’est pas l’image la plus adéquate pour en rendre compte. Simon évoque plutôt un jeu de miroirs qu’un miroir unique.
Cette analyse parmi d’autres permet d’entrevoir la puissance possible que ce procédé d’écriture textuelle ou graphique peut exercer sur les esprits, par exemple dans le domaine de la publicité qui a pour enjeu des échanges commerciaux ou dans le domaine politique pour « faire passer » insidieusement des contenus volontairement masqués. Je pense en particulier au choix de l’image et du commentaire lors des journaux télévisés ou d’émissions qualifiées de reportages et se parant d’une objectivité de façade.
Peut-on échapper à cela ? Lire et décrypter, qu’il s’agisse de lire du texte ou des images, est un acte infiniment complexe, nous offrant des possibilités séduisantes d’informations ou d’évasion mais pouvant aussi modifier notre vision du quotidien, décalage qui ne nous laisse jamais intact.
C’est pourquoi notre réflexion doit en permanence être affûtée au contact des lectures, des expositions, des spectacles, des concerts dont Le Grand Rodez offre désormais une large palette. C’est ce qui justifie la nécessité de maintenir une programmation de haut niveau à La Baleine. Cette volonté relève avant tout d’un acte citoyen formateur, un acte qui permet l’ouverture à la critique et ne se satisfait pas d’une simple animation ayant pour objectif le seul divertissement même si celui-ci est à prendre en considération. Est-il nécessaire de rappeler que Jonas est sorti transformé de l’estomac du cétacé d’où le choix du nom de cette salle et l’ambition que nous affichions dès son ouverture d’en faire un point de confrontations culturelles.
Je ne peux donc, comme de nombreuses autres personnes, que me réjouir de voir la future programmation entrer dans le cadre d’une « scène conventionnée » où les différentes parties auront, espérons-le, voix au chapitre. Dans ces conditions, le cétacé qui a su affronter vents et marées contraires ,selon la devise de la ville de Paris « fluctuat nec mergitur » et son emblème le vaisseau, pourra poursuivre sa traversée dans des eaux plus sereines.