Annie ERNAUX: Mémoire de Fille ou Le Temps Retrouvé.

Je ne sais plus quel lecteur, auteur lui-même, disait lors d’une émission littéraire:« Pour savoir si je vais lire un livre, je l’ouvre à la page 99. Si elle m’intéresse, je le lis, sinon je le repose en rayon. Je ne me trompe que très rarement ».

Se référer exclusivement à la page 99 pour décider si on va ou non lire un livre peut paraître aléatoire. Cependant j’ai tenté l’expérience en consultant les pages 98-99 du livre Mémoire de Fille d’Annie ERNAUX (Gallimard-mars  20162016). Revenant sur les souvenirs de son adolescence, voici ce quelques extraits significatifs de ce qu’elle en dit dans ces pages: ernaux« En reparcourant les mois de celle qui n’est plus la fille de S… mais celle d’Ernemont, j’ai pris le risque de buter continuellement, comme un historien devant un personnage, sur l’enchevêtrement des facteurs agissant à chaque moment sur son comportement – d’avoir à m’interroger sur l’ordre chronologique de ces facteurs – donc sur l’ordre de mon récit ». (p.98)

Ce retour sur son passé lui permet de  constater que: « parfois il me semble que c’est une autre fille qui vivait à S…et non pas moi ». (p.99)

Le cadre du récit était posé dès les premières pages. Lycéenne, jeune monitrice inexpérimentée, « de tous ceux qui l’ont côtoyée cet été 58 à la colonie de S… dans l’Orne, est-ce qu’il y en a qui se souviennent d’elle, cette fille? Sans doute personne…..Il n’y a aucune photo d’elle…Pas même une de son anniversaire, ses dix-huit ans qu’elle a fêtés à la colonie… » (p.15)

Il s’ensuit une démarche autobiographique dénuée de toute forme de complaisance envers la jeune fille qu’elle était, un regard distancié, à la troisième personne. Peut-on dire recherche autobiographique ou émergence progressive d’un temps retrouvé?

Une auteure de 76 ans, 58 ans après, à travers le prisme de souvenirs, de photos et de lettres d’époque rendues par une amie avec qui elle correspondait, interpelle la fille qu’elle était, cela en un mouvement incessant, sans concession, allant de l’une à l’autre dans une quête dominée par les contradictions entre morale et désir, orgueil et honte d’enfreindre les normes d’une éducation truffée  d’interdits.

Il émane de cette sorte de confrontation un récit qui met mal à l’aise  tant il touche à un intime mis cruellement à nu par le regard objectivé que porte l’adulte sur l’adolescente qu’elle fut. Un livre passionnant dont l’essentiel est constitué par l’éveil à la sexualité de la jeune fille, la première rencontre avec un moniteur-chef, prof de gymn, prototype du machisme, qui la plonge pendant plusieurs années dans un état de déréliction absolue.

Ainsi: « c’est l’absence de sens de ce que l’on vit, au moment où on le vit, qui multiplie les possibilités d’écriture…Explorer le gouffre entre l’effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive, et l’étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé ».

Un récit redonnant vie aux sentiments et au vécu de cette jeune fille dans le cadre historique des premières années du gaullisme, récit donc aux multiples résonances auprès de lecteurs ayant vécu la même période sur fond de guerre d’Algérie, subi les mêmes conventions, connu le monitorat dans les colonies de vacances et l’école normale, ascenseur social pour jeunes issus de familles modestes, puis plus tard la fac de lettres d’avant 68.

Une auteure, Annie Ernaux, insoumise, toujours proche des mouvements actuels de celles et ceux qui ne se résignent pas à accepter les désordres de tout ordre du monde dans lequel nous vivons, qui écrit: « au fond, il n’y a que deux sortes de littérature, celle qui représente et celle qui cherche. Aucune ne vaut plus que l’autre, sauf pour celui qui choisit de s’adonner à l’une plutôt qu’à l’autre ».(p.98). Elle a fait son choix, celui exigeant, parfois douloureux, de l’introspection portée par un remarquable travail de mémoire et la précision du vocabulaire car, ainsi que l’exprimait Michel Butor: « chaque mot écrit est une victoire contre la mort », ce qui n’exclut ni le récit ni la description.

Contrairement à Patrick Modiano qui (lui aussi p. 96) écrit: « On finit par oublier les détails de notre vie qui nous gênent ou qui sont trop douloureux » [Pour que tu ne te perdes pas dans ton quartier] (Nobel 2014), Annie E. appuie sur ce qui fait mal chez la jeune Annie D., non pour s’y complaire mais parce qu’elle estime comme Marcel Proust que « L’adolescence est le seul temps où l’on ait appris quelque chose » [A l’Ombre des Jeunes Filles en Fleurs]. Elle diffère toutefois de lui lorsqu’il déclare, a contrario de la teneur des mémoires d’ Annie E :« Il y a toujours moins d’égoïsme dans l’imagination que dans le souvenir ».

L’humain présent à chaque ligne  dans le contexte de la fin de années 50 et du début des années 60, servi par une écriture incisive, sont autant d’incitations  à  la lecture de ce passionnant récit que j’ai envie de faire partager à celles et ceux qui s’attarderont sur ces quelques lignes.