Macron émule de Ricoeur ou Ricoeur inspirateur de Macron?
Par intervalles plus ou moins fréquents une lame de fond parcourt le monde éditorial. Ce n’est pas inutile lorsqu’elle permet une réflexion échappant à l’immédiateté événementielle. On a écrit beaucoup ces temps-ci sur les rapports intellectuels qui unissaient Paul Ricoeur ,le philosophe, et Emmanuel Macron, devenu depuis président, revendiquant cette influence. On en retrouve l’écho dans Le Monde, Libération, L’Humanité ouvrant leurs colonnes à divers universitaires et éditorialistes à la suite de la publication d’un numéro de la revue ESPRIT sur « Ricoeur Penseur des institutions justes » et d’un ESSAI de François Dosse »Le Président et le Philosophe » chez Stock.
Tout d’abord Paul RICOEUR (1913-2005), ami de Rocard, rappelait qu’à l’évidence:
« Il y a une tension entre le souci de la réforme et l’exigence de la révolution:L’homme des sociétés industrielles avancées, placé au carrefour de l’économique et du politique, souffre de la contradiction entre la logique de l’industrialisation et la vieille rationnalité relevant de l’expérience politique des peuples » (Ethique et Politique 1985)
A ce point, il n’invente rien. L’ hebdomadaire LE UN dans son hors-série d’automne 2017, se réfère à ce que ce qu’écrivaient Marx et Engels dans le Manifeste, un rappel utile dont voici un extrait:
« La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux…Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations.
Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir de tous les réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, dont l’adoption devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, industries qui n’emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues de régions plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe. A la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux…A la place de l’ancien isolement des provinces et des nations.. se développent des relations universelles…et ce qui est vrai de la production matérielle ne l’est pas moins des productions de l’esprit…En un mot elle façonne le monde à son image ». (Extrait du Manifeste 1848).
Non seulement ce texte n’a pas pris une ride mais on peut être frappé par sa dimension prémonitoire. « Marx est mort? Mon oeil! » proclamait une affiche du PCF et « la fin de l’Histoire » entrevue par Fukuyama en 1992 n’est pas pour demain. La lutte des classes est toujours une réalité. Quel usage font de cela Ricoeur et Macron?
Certes, entre Ricoeur et Macron la proximité ne peut pas être mise en doute puisque l’actuel président a assisté le philosophe dans son essai « Le pouvoir, l’histoire et l’oubli« . Il en est résulté entre eux des liens étroits « dont peut se réclamer à juste titre le Président et un travail d’inscription dans l’histoire longue qui inclut le Moyen-Age, les Lumières, et la Révolution Française ainsi qu’une pensée de l’agir avec la conviction profonde qu’on ne peut reprendre les vieilles recettes » (François Dosse).
Cependant, Ricoeur « donne à réfléchir sur de nombreuses questions qui nous importent vitalement mais sont remplies d’incertitudes: liens entre histoire et mémoire, justice et égalité, ce qui est légal et ce qui est bon, toujours avec le souci de penser des médiations » JL Schlegel). A l’inverse Macron tente de construire dans un monde qu’il a pour une bonne part « détruit », faisant table rase de tout le tissu politique existant et occultant cette dimension médiatrice.
Effectivement, Macron ne retenant que l’agir s’est constamment démarqué de l’héritage du socialisme (dont il a été ministre) et du mouvement ouvrier, partageant avec Anna Arendt l’idée que la politique démocratique est d’abord affaire de liberté tandis que Ricoeur n’a jamais renié son appartenance à la gauche: »Ce qu’il faut commencer sans tarder, c’est la critique du capitalisme en tant que système qui identifie la totalité des biens à des biens marchands » écrivait-il.
Ainsi, si nous parlons République en Marche, Germinal, Floréal, Prairial 2017 promettaient un sursaut républicain, d’ouvrir portes et fenêtres à un vent nouveau, de balayer le vieux monde. Thermidor, Messidor, Fructidor sont passés par là avec la loi travail. Vendémiaire, Brumaire, Frimaire n’ont pas vu « les fruits passer la promesse des fleurs » sinon la hausse de la CSG et la baisse des APL la minoration de l’ISF, toujours la même classe sociale touchée. Nivôse, Pluviôse, Ventôse emporteront-ils ce qu’il reste de l’épopée républicaine promise comme la « lutte contre le paupérisme » de Napoléon III qui a fait « flop » et comme il en adviendra de la théorie du ruissellement?
Aussi grave, sur le plan politique il ne reste qu’une droite écartelée que Wauquiez, marchepied de Le Pen, tente de réunir et un Centre inexistant qui gémit de voir son électorat siphonné.
A Gauche, au-delà des lambeaux du PS, Jean-Luc Mélenchon emporté par son ivresse isolationniste, méprise ses interlocuteurs et alliés les plus proches, se pose en unique recours, rejetant ce qu’il appelle les « fantômes » de l’ancienne gauche, dont il s’est tout de même bien accommodé des voix lors de la présidentielle. Dans le même temps, certains de ses proches mettent lucidement en garde quant à l’impréparation actuelle de la F.I. et prônent la nécessité du rassemblement
Est-il encore nécessaire de rappeler ce qu’écrivait Karl?: « les conditions d’existence de la vieille société sont déjà détruites dans les conditions d’existence du prolétariat…[Ces derniers] ne peuvent se rendre maîtres des forces productives qu’en abolissant leur propre mode d’appropriation….Quant au lumpenprolétariat, …ses conditions de vie le disposeront plutôt à se vendre à la réaction« . Une chose est certaine, le FN y veille dans les quartiers les plus en difficultés au regard de l’emploi et de moyens de survie.
Ceci me renvoie à un domaine qui m’est plus familier, celui de la littérature, et en l’occurrence au « Bateau Ivre » de Rimbaud:
Comme je descendais les fleuves impassibles
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs…
Les fleuves m’ont laissé descendre où je voulais…
Et dès lors je me suis baigné dans le Poème…
Mais vrai, j’ai trop pleuré! Les Aubes sont navrantes
Toute lueur est atroce et tout soleil amer,
Et si Arthur avait raison! Ne risquons nous pas de nous réveiller avec une sacrée « gueule de bois »?