ECO: Sur les épaules des Géants

Umberto ECO: «Sur les épaules de géants»

La marche des événements rattrape et justifie toujours l’essayiste qui, lui, avait devancé l’événement. Umberto Eco n’était pas seulement un romancier reconnu depuis le «Nom de la Rose» mais aussi un homme de culture et un linguiste émérite, visionnaire de son siècle.

Dans l’une des conférences qu’il avait données de 2001 à 2005 lors des festivals culturels de Milan, il rappelait que «les grandes révolutions coperniciennes se réclament toujours des géants qui les ont précédées». En revanche «les avant-gardes historiques du début du XX° siècle se voulaient libres désormais de toute vénération envers le passé, dans une forme extrême du parricide moderniste» qui ne va pas sans rappeler que depuis, et même avant les Atrides, le fils a toujours aspiré à tuer le père, (Oedipe a tué Laïos) et même la mère (rapports tragiques liant Néron et Agrippine) afin de s’attribuer leur pouvoir.

Une forme de réciprocité d’ailleurs dans le conflit de générations peut aussi conduire le père ou la mère à tuer les enfants pour conserver leur pouvoir. Ainsi Médée a-t-elle assassiné son frère encore enfant pour l’amour de Jason à qui elle a livré la Toison et Abraham se préparait-il à sacrifier sur l’autel Isaac afin de s’attirer le bonnes grâces de Yahvé qui a bien voulu retenir son bras.

Umberto ECO appelle cela «l’histoire des Géants et des Nains», histoire qui l’a toujours fasciné, les seconds tentant de se substituer aux premiers mais pour y parvenir devant se hisser sur leurs épaules. Rivalité historique des Anciens et des Modernes.

Il nous donne pour exemple Picasso qui revisite le visage humain à partir d’une méditation sur les tableaux des époques Classique ou Renaissance dont il s’appliquait à copier les traits afin de pouvoir s’en libérer et bousculer  tous les académismes.. Quant à Duchamp, il avait besoin de la Joconde pour mettre des moustaches à l’art et Magritte a dû représenter avec un soin méticuleux une pipe pour dénoncer l’illusion de la représentation.

Quiconque verrait un rapport avec des personnages politiques et/ou des événements actuels ne serait pas nécessairement dans l’erreur et pourrait par exemple s’interroger sur la façon dont certains ont su se hisser sur les épaules du père pour se substituer à lui, lequel père ayant ravalé sa déconvenue, se répand contre le fils assassin en philippiques aux flèches acérées alors qu’une Médée (féminine et non féministe) n’attend que son heure pour espérer revêtir la Toison, quitte à «dévorer» sa nièce après avoir renié Papa.

Dans un même ordre d’idées, nous disait-il en 2001, «de 68 à aujourd’hui quelque chose s’est produit comme un nouveau 68, je veux parler du mouvement no global, conduisant d’une intervention générationnelle à un mouvement composé d’adultes d’âge mûr dans lequel deux instances s’opposent qui ne sont plus un heurt de générations comme en 68, mais deux visions du monde, l’une fondée sur la possession des moyens de production et l’autre sur l’invention de nouveaux moyens de communication ».

EN 2018/19, est-ce pour partie un héritage? Superficiellement peut-être. Le mouvement actuel que n’a pu connaître Umberto ECO n’a rien non plus d’un mouvement juvénile. Il n’oppose pas tradition et innovation. Il s’appuie, malgré toutes ses ambiguïtés, sur des bases souvent maladroitement formulées qui relèvent tout autant de deux visions du monde opposant la possession des moyens de production et des richesses à l’aspiration sociale et écologique privilégiant l’Humain d’abord. En quelque sorte les géants qui prônaient la fin de l’histoire et le règne sans partage du libéralisme économique sont combattus par ceux sur les épaules desquels se hissent de fait les contestations actuelles alors que, disaient les premiers, ils étaient la figuration d’un vieux monde définitivement voué à l’oubli. Cela ne s’est jamais produit sans qu’il n’y ait quelques résistances exacerbées et quelques dommages collatéraux selon une expression bien connue des officiers américains lors de leurs interventions au Proche-Orient.

* Umberto Eco : « sur les épaules des géants » – Grasset                                 (édité en novembre 2018)