De Achille à Jonas l’Artiste au travail
En ces temps de confinement, c’est-à-dire littéralement d’impossibilité de franchir les limites de notre environnement immédiat, les quatre murs de notre habitat, chacun est conduit à se poser des questions existentielles, passant tantôt du scepticisme à la colère, de la révolte à l’accusation puis à la remise en question de soi-même et de notre mode de vie, enfin à l’aspiration à définir d’autres modèles sociaux et sociétaux à mettre en œuvre sur l’idée : « après le crise, rien ne sera plus comme avant ».
« Qui suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je ?» l’interrogation formulée par Socrate est devenue truisme. Pourquoi cette référence à Socrate ? Chacun s’accorde à dire que notre civilisation occidentale puise ses origines d’une part dans l’Hellénisme avec L’Iliade et L’Odyssée et d’autre part dans l’Ancien Testament, ces deux piliers gréco-judéo-chrétiens qui, quelles que soient nos options philosophiques actuelles, portent des interrogations fondamentales sur nos comportements, particulièrement en temps de crises, et face aux transformations qui pourraient en émaner.
Ainsi en était-il de Achille dans l’Iliade. Achille, artisan incontournable de la victoire des Achéens sur les Troyens, qui, contestant la suprématie d’ Agamemnon qui lui avait volé sa capture de combat, la jeune Briséis dont il avait fait sa compagne, remis en question dans son statut, blessé dans son orgueil et bafoué dans ses mérites, en proie à une sourde colère, quitta le combat laissant les Grecs au bord de la déroute. Il se retira solitaire sous sa tente durant des semaines au terme desquelles, réflexion faite et sous la pression de ses amis, surmontant ses rancœurs, il confia ses armes à Patrocle qui fut tué et les reprit lui-même contre Hector pour venger son ami, permettant ainsi aux Grecs de retrouver leur suprématie sous les murs de la cité troyenne.
De même en était-il de la méditation, dans l’Ancien Testament, de Jonas, prophète reconnu par les trois religions monothéistes : le judaïsme, l’islamisme et le christianisme. Jonas refusant de sortir de son confort et désobéissant à la volonté de Dieu qui lui commandait d’aller porter une parole menaçante à Ninive, capitale de Assyriens en proie à tous les désordres moraux, prit le bateau en sens inverse vers Jaffa pour s’enfuir. Dieu courroucé provoqua une violente tempête. Jonas dut se jeter à la mer pour éviter le naufrage de tout l’équipage. La tempête cessa immédiatement. Jonas fut avalé par un gros poisson (baleine?) et confiné dans son ventre par volonté divine trois jours et trois nuits. Puis il fut dégurgité sur la grève et, après réflexion, surmontant ses réticences et retrouvant le sens de sa mission, il alla à Ninive où il sauva les habitants de la foudre divine.
Une histoire édifiante dont il ne serait d’ailleurs pas fortuit de voir en elle les prémices de ce que sera plus tard le récit de la Passion dans le Nouveau Testament, du chemin de croix ( le mot passion portant en lui-même le concept de souffrance) à la résurrection du christ après 3 jours et 3 nuits de confinement dans le tombeau, pour générer, comme il y est dit aux croyants, après le désespoir de l’abandon par le père, la naissance à un monde nouveau. Le seul reproche que l’on pourrait faire à Jésus, comme l’a écrit ces jours-ci un éditorialiste que j’aime bien, est de ne pas nous en avoir laissé la recette.
Indépendamment de toute conviction religieuse que je ne voudrais pas froisser en qualifiant ces récits de légendes, ils constituent des textes fondateurs qui ont ceci de particulier qu’ils figurent des situations à portée universelle se reproduisant sous des formes diverses au cours des époques et symbolisant des constantes du comportement humain.
On rencontre encore cette allégorie du confinement régénérateur de façon plus légère dans le Pinocchio de Carlo Collodi, récit picaresque où l’ancien pantin désobéissant dont le nez s’allonge sous l’effet de ses mensonges (on peut là aussi regretter que le recette se soit perdue) se transforme en jeune garçon modèle sauvant son père Geppetto à l’issue de leur séjour dans l’estomac du requin qui n’en avait fait qu’une bouchée.
[Par ouvrir une parenthèse, c’est pourquoi, à Onet, le nom du théâtre La Baleine n’a pas été choisi uniquement pour l’aspect architectural des piliers d’entrée en forme de fanons, pas plus que le nom de Krill , la nourriture de La Baleine, pour le hall d’accueil, mais pour souligner l’apport essentiel que peut avoir la culture dans le processus de transformation sociale dont les événement actuels marquent la nécessité dans la mesure où chaque spectateur peut y trouver matière à réflexion et renouvellement.]
Ce mythe de Jonas est abondamment présent dans toute la littérature. Il est par exemple suggéré dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique de Michel Tournier lorsque Robinson sur son île déserte découvre un étroit goulet argileux et s’y blottit tout nu des jours entiers tel un fœtus l’abri du placenta, puis en ressort ressourcé afin d’affronter sa nouvelle vie solitaire avant l’arrivée de son nouveau compagnon, Vendredi : une volonté de résilience de l’esprit et du corps.
C’est bien évidemment ce mythe du nouveau Jonas que nous retrouvons chez Albert Camus dans une nouvelle de L’Exil et Royaume intitulée Jonas ou l’artiste au travail précédée en incipit d‘une citation du Livre de Jonas : « Jetez moi dans la mer..car je sais que c’est moi qui attire sur vous cette grande tempête »(Jonas, 1,12).
Gilbert Jonas de Camus est un peintre à succès. Il est né, croit-il lui aussi, sous une bonne étoile. Il en jouit de façon solitaire, sans se préoccuper du monde environnant : ses parents l’ont élevé à l’abri de tout souci, sa femme aimante ne vit que pour lui. Son ami d’enfance, l’architecte Rateau, parvenu lui à force de travail, est tout à son admiration et à sa dévotion, une cohorte de flatteurs emplit crescendo son existence, son atelier et son appartement, sans qu’il ne se pose de questions.
« Gilbert JONAS, artiste peintre, croyait en son étoile. Il ne croyait d’ailleurs qu‘en elle bien qu’il se sentît du respect, et en même temps une sorte d’admiration, devant la religion des autres. Sa propre foi n’était pas sans vertus, puisque elle consistait à admettre de façon obscure, qu’il obtiendrait beaucoup sans jamais rien mériter…»
Il accéda donc, sans avoir fait d’effort particulier, à une notoriété qui lui permit de vivre aisément de de ses tableaux, touchant pour cela un salaire certes pas très élevé mais suffisamment confortable de la part de son galeriste.
A la façon dont Pangloss l’affirmait à Candide, « tout (allait) pour le mieux dans le meilleur des mondes possible » jusqu’au jour où, après de nombreux signes inquiétants de désaffection de ses acheteurs, puis petit à petit de son public et de la plupart de ses faux amis, l’inspiration le déserta bien qu’il conservât sa foi profonde en son étoile pourtant pâlissante sous l’effet de l‘étouffement progressif dont il était victime sans vraiment s’en rendre compte :
« Jonas travaillait moins…Il avait maintenant de la difficulté à peindre…Il passait ses moments de solitude à regarder le ciel…Il devint rêveur…IL avait une grande œuvre vraiment nouvelle à faire… tout allait recommencer… Il sentit que son étoile était là…Il suffisait d’une bonne organisation. »
Hélas, les bras immobiles le long du corps, ne conservant que l’affection de sa femme et de Rateau, après avoir tenté de se réfugier dans l’anonymat de quartiers éloignés, puis dans l’alcool et enfin dans des rencontres féminines sans lendemain, insatisfait de ces dérivatifs, il construisit dans son appartement une soupente et s’y isola de plus en plus souvent, demeurant dans le déni de sa perte d’inspiration, attendant que son étoile veuille bien luire à nouveau et réfléchissant dans l’obscurité. Quand Rateau s’enquérait de ses nouvelles : « -Ça va ? -Le mieux du monde. -Tu travailles ? – C’est tout comme. -Mais tu n’as pas de toile ! Je travaille quand même» répondait-il.
De plus en plus reclus dans son ermitage « un soir il appela Rateau et lui demanda une toile puis : « Comment sont-ils ? -Qui ? – Louise et les enfants. – Ils vont bien. Ils iraient mieux si tu étais avec eux. – Je ne les quitte pas. Dis leur surtout que je ne les quitte pas » …. La lampe resta allumée toute la nuit et toute la matinée du lendemain…. Épuisé, il attendait, assis, les mains sur les genoux. Il se disait que maintenant il ne travaillerait plus jamais. Il était heureux. Il entendait les grognements des enfants, des bruits d’eau, les tintements de la vaisselle. Louise parlait. Les grandes vitres vibraient au passage d’un camion sur le boulevard. Le monde était encore là, jeune, adorable : Jonas écoutait la belle rumeur que font les hommes…Il tomba sans bruit : – Ce n’est rien, déclarait un peu plus tard le médecin qu’on avait appelé, il guérira. Dans une semaine il sera debout – »
La toile était appuyée contre le mur. « Rateau la regardait «entièrement blanche, au centre de laquelle Jonas avait seulement écrit, en très petits caractères, un mot qu’on pouvait à peine déchiffrer, mais dont on ne savait s’il fallait y lire solitaire ou solidaire.»
De la réaction première de déni face à l’événement perturbateur puis à la crise qui s’ensuit tous ces personnages emblématiques triomphant de l’absurde de la situation y puisent la faculté d’un retour à un équilibre nécessairement différent de l’état premier. Dans la nouvelle suivante, La Pierre Qui Pousse, celui qui est d’abord désigné sous le patronyme « L’Homme » incarne le personnage mythique de Sisyphe triomphant lui aussi de l’absurde : « Il saluait joyeusement sa propre force, il saluait, une fois de plus, la vie qui recommençait…Le frère s’écarta, sans le regarder lui montra la place vide : – Assieds-toi avec nous.»
Pour finir donnons la parole dans l’Homme Révolté à Camus lui-même :
Au « nous sommes seuls » de la révolte métaphysique, la révolte aux prises avec l’histoire ajoute qu’au lieu de tuer et mourir pour produire l’être que nous ne sommes pas, nous avons à vivre et faire vivre pour créer ce que nous sommes.
et à son message profondément humaniste.