Conditionnement /Déconditionnement / Reconditionnement
A défaut de n’avoir pu, comme multitude de nos concitoyens armés de masques, de soluté hydroalcoolique et d’huile solaire, saisir l’opportunité d’une escapade, en ce long « pont » dit de « l’ Asc
ension », vers les bords d’eaux ou à la montagne afin de me libérer d’un long temps d’enfermement, je me suis penché, saine occupation , vers la relecture d’ ALCOOLS (NRF 1913) de Guillaume APOLLINAIRE dont je prends plaisir à vous faire partager, si vous le souhaitez, quelques extraits du poème ZONE :
« A la fin tu es las de ce monde ancien
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine
Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes
….
J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
Le matin trois fois la sirène y gémit
Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
J’aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Termes
Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant
Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc
Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize
Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Église…
C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche
C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs
Il détient le record du monde pour la hauteur
…..
Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l’air
…..
Le ciel s’emplit alors de millions d’hirondelles
D’ Afrique arrivent les ibis les flamants les marabouts
Et d’Amérique vient le petit colibri
Puis voici la colombe esprit immaculé
Qu’escortent l’oiseau-lyre et le paon ocellé
Le phénix ce bûcher qui soi-même s’engendre
Un instant voile tout de son ardente cendre
….
Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule
L ‘angoisse de l’amour te serre le gosier
Des troupeaux d’autobus rugissants près de toi roulent L’angoisse de l’amour te serre le gosier …..
Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m’a regardé à Chartres…
Maintenant tu es au bord de la Méditerranée….
Tu es dans le jardin d’une auberge aux environs de Prague…
Te voici à Marseille au milieu des pastèques..
Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant….
Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon…
Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide…
Tu es à Paris chez le juge d’instruction
Comme un criminel on te met en état d’arrestation
…….
Tu as fait de douloureux et joyeux voyages
Avant de t’apercevoir du mensonge et de l’âge
Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans
J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps
……
Tu es debout devant le zinc d’un bar crapuleux
Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux…
Tu es seul le matin va venir
Les laitiers font tinter leurs bidons dans les rues
la nuit s’éloigne ainsi qu’une belle Métive
Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie
Tu marches vers Auteuil et tu veux aller chez toi à pied
Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée
Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance
Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances
Adieu Adieu
Soleil cou coupé »
Dialogue intérieur, versification très libre, absence de ponctuation (innovation inspirée par Cendrars), collages (un peu à la manière dont le fera plus tard Picasso pour les images de Guernica) de métaphores chevauchant monde antique / monde industriel, déconstruction (rappelant Rimbaud) des mythes mais aussi de la traditionnelle écriture poétique faite d’une métrique et de rimes académiques , ironie de la Tour Eiffel, la Dame de Paris, veillant sur ses troupeaux de ponts à la façon bucolique des bergers Virgile gardant leurs moutons, ironie de l’ascension d’un christ-aviateur à cette époque des débuts de l’aéropostale, recherche de lendemains différents de la veille, rêves envolés s‘achevant par un « soleil » guillotiné « cou coupé » sur l’autel des fausses espérances. De quoi méditer. Bonne fin de week-end.