Régis Debray : D’UN SIECLE L’AUTRE

Alors que Georges Marchais, qui excellait (non sans humour) dans le maniement des aphorismes, affirmait «Le soleil se lève à l’Est», le jeune Régis Debray, fraîchement émoulu de Normale Sup, ne pouvant se poser qu’en s’opposant, voyait, lui, la lueur révolutionnaire poindre à l’Ouest, en Amérique du Sud: question de tropisme inversé! Ami de FIDEL et du CHE, il partit donc en 1967 avec ce dernier exporter la révolution auprès du peuple bolivien qui n’en demandait pas tant du moins à ses dires. En effet, c’était faire fi à la fois des réactions des gouvernements en place qui craignaient que l’exemple cubain ne fasse tache d’huile et du scepticisme populaire vis à vis de révolutionnaires importés. Ceci lui valut quelques années de méditation à l’ombre de la prison de Camiri , lieu reculé du sud-est bolivien, sur «l’enfermement de l’esprit», méditation n’étant pas sans similitude avec l’enfermement actuel dû au corona:

«Moisir pour mûrir….Les heures s’étirent, la cervelle s’éclaircit……peut s’adonner à extraire d’une expérience personnelle une vérité générale: la géographie a bien plus d’importance que la philosophie….Le gros des maquisards venait de l’extérieur, de Cuba, aucun ne parlait le Guarani…pas de sympathies ni d’affinités dans la région. Les rares paysans ont perçu les guérilleros comme des errants bizarres et suspects et se dépêchaient de les signaler aux autorités…Guevara en Bolivie: un levier sans point d’appui. Robespierre avait prévenu: les peuples n’aiment pas les missionnaires armés .L’exogène fut sans prise sur l’indigène….. Fidel lui s’était ancré dans une histoire, un terroir. On dirait aujourd’hui «FIDEL un somewhere, le CHE un anywhere». On peut interpréter le monde entre quatre murs «de visu» mais pour le transformer le «in situ » s’impose. Leçon à méditer.

Ainsi, tout au long de ce livre en forme de mémoire, les réflexions de Régis Debray nous conduisent du monde de la politique à celui de l’éducation, de la médiation à la laïcité ainsi qu’à nombre d’autres thèmes qui nous interpellent, cela au terme de ses multiples expériences. Il les présente organisées de façon thématique, dans un langage clair, étayé de nombreuses références philosophiques permettant de mieux saisir sa démarche personnelle qui, sans qu’on n’en approuve nécessairement à tous les aspects, mérite qu’on s’y attarde et qu’on y réfléchisse.

Mais de prime abord ce qui a provoqué en moi résonance et suscité mon envie de lecture, outre le fait que nous ayons à deux ans près le même âge et que j’aie toujours suivi avec attention, me sois constamment interrogé sur les événements de ces soixante dernières années, ce sont les quelques mots d’introduction qu’il a énoncés ce jour-là à la radio:

«Quand on voit le bout du chemin, on a envie de se retourner, de se demander qu’est-ce que j’ai fait, à quoi j’ai servi. On a envie aussi de mettre sa petite mémoire personnelle en rapport avec l’histoire des autres, avec l’histoire tout court…Et puis je veux dire ce qui n’a pas marché, être le plus authentique possible».Et d’ajouter: «Il est.certain que le combat révolutionnaire n’a pas donné ce que l’on en attendait, ce que l’on espérait. Il y a une chute d’espérance, un certain désarroi que nous ressentons tous»

Ceci a permis à Jean-Emmanuel DECOIN d’intituler son édito de l’Huma du 12 décembre consacré au livre : Pessimisme(s)Régis Debray revisite le chemin en ampleur telle une biographie intime: la naissance en 1940, année terrible, la Grande Ecole, la prison, l’appareil d’Etat et ses désillusions, sans oublier la fausse retraite, la plume, l’écrivain, le penseur et de poser trois questions fondamentales: Comment faire du commun avec de la diversité? mystère de la politique. Comment transmettre l’essentiel de siècle en siècle? mystère des civilisations Pourquoi doit-on croire par-delà tout savoir? mystère du religieux».

J’ajouterai que le titre n’est pas anodin. Si D’un siècle L’autre présuppose une continuité l’absence de la préposition (à) dénote aussi une forme de disjonction entre les deux siècles dans les aspirations vers d’autres modes d’information, d’urbanisme, de gouvernance, d’ascension du féminisme, de productivité et de nouveaux rapports à la planète. Debray évoque la rupture entre ce qu’était l’aspiration dominante du 20°, un siècle rouge, à celle qui pointe au 21°, un siècle vert.

Autant de questionnements qui méritent une lecture attentive.