FERNAND LEGER et LE MONDE DU TRAVAIL

L’aspect politique et social parcourt l’œuvre de Fernand LEGER. C’est d’abord cela qui m’a interpellé lorsque, il y a plus de cinquante ans, à la fin des années soixante, j’ai visité son musée à Biot. J’avais d’abord été subjugué par la puissance évocatrice d’un tableau tel que «les Constructeurs» qui m’avait conduit, à l’époque, à établir un lien direct avec le poème «L’Effort» d’ Emile Verhaeren ce dernier très sensible au début du 20° siècle aux influences de Jaurès:

Groupes de travailleurs,fiévreux et haletants,

Qui vous dressez et qui passez au long des temps

Avec le rêve au front des utiles victoires,

Torses carrés et durs, gestes précis et forts,

Marches, courses, arrêts, violences, efforts,

Quelles lignes fières de vaillance et de gloire

Vous inscrivez tragiquement dans ma mémoire…

Je vous sens en mon cœur puissants et fraternels!

O ce travail farouche, âpre, tenace ,austère,

Sur les plaines, parmi les mers, au cœur des monts,

Serrant ces nœuds partout et rivant ces chaînons

de l’un à l’autre bout des pays de la terre!…

Force de l’évocation, force de la fraternité, foi en un avenir émancipateur dû au travail humain élevant ses conquêtes vers l’azur d’un espace céleste porteur d’absolu – tableau d’ailleurs repris sous forme d’affiche, en 1982, pour son 24° congrès, par le PCF auquel LEGER avait été adhérent …Une époque exaltante, de nos jours remise en question, une époque qui portait l’espérance d’un avenir radieux illustré par un autre tableau «Les Congés Payés» arrachés par le Front Populaire en 1936, le travail et les loisirs porteurs d’émancipation humaine.

Certes, me direz-vous, tu étais un doux rêveur! Je ne le pense pas. «Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent» s’exclamait Victor Hugo. Image d’Épinal ajouterez vous ! Pas exactement mais référence à un réalisme socialiste assez proche dans sa conception du réalisme chrétien par la volonté de l’exemplarité. Jdanov, qui aurait pu être un camarade de promotion du Pape quant à sa conception de l’art, dans son allocution de 1934, correspondant au lancement du réalisme officiel en URSS, en appelait à la transformation idéologique et à l’éducation des travailleurs dans l’esprit du socialisme: «Ce kholkozien qui vous est présenté ( on pourrait penser à la statue de Stakhanov) est-ce vraiment cet homme-là que nous avons sous les yeux? …C’est la représentation véridique, historiquement concrète, de la réalité dans son développement révolutionnaire ». En quelque sorte une reprise de l’idée platonicienne consistant à mettre l’esthétique au service de la République,idée qui a séduit les artistes de l’époque mais qui s’est malheureusement traduite en URSS par un art officiel clouant au pilori ceux qui ne répondaient pas à ces normes et dont en occident une alternative fut le surréalisme pour qui il s’agissait de détruire les formes conventionnelles de la représentation, d’où attirances et ruptures spectaculaires entre Breton, Léger, Eluard, Artaud, Picasso et tant d’autres, membres ou non du Parti Communiste, dans des rapports extrêmement compliqués. Un vrai foisonnement d’idées, une ébullition faite d’ukases, de jugements sans appel revus parfois dès le lendemain.

Ainsi, la volonté pédagogique de Fernand Léger n’était pas toujours comprise de monde du travail auquel il s’adressait. Les travailleurs lui reprochaient les larges épaules et les grosses mains symboliques qui ne traduisaient pas le réalité et son œuvre « Les constructeurs » affiché dans les cantines de Renault-Billancourt les laissaient indifférents. Il pensait aussi que pour apporter de la joie, il fallait transfigurer les lieux de production, en chasser la grisaille et y apporter des couleurs, la joie. Ses utopies ne convainquirent pas à l’époque et même furent l’objet d’une certaine ironie . Il en était affligé. Pourtant si la culture c’est la possibilité de nommer les choses, de les individualiser, de sortir d’une confusion où tout se ressemble, Fernand Léger n’aurait pas désavoué Gilles DELEUZE qui écrivait: «La culture, c’est l’art d’inventer le peuple qui nous manque.»

Voilà pour le travail et les loisirs pour lesquels il convient de mentionner le magnifique tableau «Partie de campagne», inspiré visiblement du tableau de Manet «Déjeuner sur l’herbe», rehaussé des couleurs du peintre, le jaune, le bleu et le rouge.

Loin de moi l’idée d’évoquer les tableaux exposés au musée Soulages mais plutôt d’évoquer l’œuvre en général pour la partie qui réfère au travail et aux loisirs, tableaux souvent monumentaux, intransportables, qui se trouvent à Biot, à Paris ou dans des collections privées telle la tapisserie réalisée en collaboration avec LURÇAT, «Liberté» hommage post mortem de l’artiste à son ami Paul ELUARD, poème répandu par avion en 1942 pendant l’occupation sur tout le territoire national et au-delà, connu et célébré dans le monde entier.

Il ne s’agit là que de quelques facettes d’un œuvre riche, coloré, dont un nombre considérable de tableaux viennent à nous dans l’exposition temporaire de dimension internationale que le musée Soulages lui consacre cet été et que les Ruthénois ont le privilège d’avoir à domicile.