De Masson à Artaud

Dans le Théâtre de la Cruauté, Antonin s’exprimait ainsi: « un théâtre qui réveille en nous nerfs et coeurs, où des images broient et hypnotisent la sensibilité du spectateur, jouant un rôle de catharsis, une fonction qui fournit des obsessions érotiques, de sauvagerie, de chimères, un sens utopique de la vie et des choses, de cannibalisme même » (cité par Florence de Meredieu in C’était antonin Artaud- Ed Fayard-) qui notait que chez Artaud « La chair a toujours transcendé l’esprit ».

Peter BROOK, prestigieux metteur en scène entre autres de Moderato Cantabile avec jeanne Moreau comme actrice, s’inspirant du Théâtre de la Cruauté, adepte de l’espace vide, disait en substance de l’œuvre d’art, je le cite de mémoire, « Il faut s’arrêter, prendre le temps d’observer, de l’interroger. Un tableau, c’est des lignes, des formes et des couleurs à saisir avant toute autre forme de considération ».

On ne saurait s’appuyer sur de meilleures références pour aborder le tableau d’André MASSON intitulé L’Homme, tableau acheté dans les années 1920-24 par Antonin Artaud alors qu’ils cohabitaient tous deux avec de nombreux autres artistes au 45 rue Blomet à Paris, nouvelle version de l’ancien « Bateau-Lavoir » de Montmartre à cette époque disparu. Lieu d’accueil des artistes dans les années 1920-30, le 45 rue Blomet devint à dater de 1920, du fait de la présence en particulier d’ André Breton, lieu de référence des surréalistes.

Au premier abord, l’huile sur toile « L’HOMME » a de quoi surprendre et nous interpeller: vision d’un cadavre semble-t-il à la façon de Charles Baudelaire dans Les Fleurs du Mal /..une charogne infâme /..Les jambes en l’air comme une femme lubrique/ Brûlante et suant les poisons / Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique/ Son ventre plein d’exhalaisons ». On pourrait y voir, à la sortie de la Guerre comme une révolte, une nausée au souvenir récent de l’atmosphère traumatisante régnant dans les hôpitaux militaires de campagne dans lesquels Masson avait passé plusieurs années à la suite de graves blessures qu’il avait subies au Chemin des Dames en 1916.

Cependant, au-delà de ces considérations à résonance autobiographique émises à l’issue de la Grande Guerre et des traumatismes qu’elle avait engendrés , se dessine une sémantique de nature toute différente.

Ainsi en est-il de ce soleil bien noté par Antonin, illuminant le corps d’en haut, rappelant le dieu égyptien RÄ veillant – non sur une charogne – mais sur une momie entourée de lignes figurant des bandelettes, lignes fuyantes, forme d’écriture hiéroglyphique et du poisson mort du Nil . De plus la couleur ocre n’évoquerait elle pas celle du sable de l’Egypte pharaonique ?

L’ensemble est embaumé, figé pour l’éternité. Et si le ventre prédomine, n’est-il pas la partie essentielle, celle qu’on extrait et qu’on conserve précieusement dans des amphores? Victor Hugo lui-même pressentait ce que dit la médecine moderne: le ventre doté d’une forme de pouvoir qui commande tout le reste, y compris le cerveau?

Quant aux entortillements, ces circonvolutions à coups de crayons ou de pinceaux, ils sont la marque propre du surréalisme, le dessin laissant libre cours au subconscient, dessin automatique cher au dadaïsme. Masson y retrouve les origines de son art auxquelles s’ajoute son admiration pour l’art pariétal des grottes d’Altamira qu’on vient de découvrir, particulièrement la figuration des bisons au ventre imposant, la couleur ocre, et l’investissement mystique qu’on leur prête.

On retrouvera d’ailleurs, plus tard, une forme d’écriture semblable dans le Guernica de Pablo Picasso qui fréquentait la rue Blomet, écriture marquant le souvenir de sa connaissance par voie de presse du martyre infligé à la ville basque par le bombardement des armées du III° Reich.

Symbolique aussi cet abdomen de sexe masculin éclaté, surmonté de la poitrine pourvue de seins nettement dessinés, retour au mythe platonicien de l’Androgyne et évocation des interrogations sexuelles qui furent celles d’ Antonin toute sa vie.

Ces quelques remarques, qui m’ont été inspirées par l’huile de Masson j’en ai aussi puisé la substance dans le poème Un Ventre Fin d’ARTAUD dans l’Ombilic Des Limbes (1924):. titre évocateur, incipit en forme d’oxymore dont l’épithète, nous dit le Robert, oppose un caractère de perfection à la forme plus arrondie voire choquante du ventre lui-même? Oxymore clé de la réflexion que le poète a certainement souhaité nous faire partager quant à la peinture dont il venait de faire l’acquisition. Laissons lui la parole: