FERNAND LEGER et LE MONDE DU TRAVAIL

L’aspect politique et social parcourt l’œuvre de Fernand LEGER. C’est d’abord cela qui m’a interpellé lorsque, il y a plus de cinquante ans, à la fin des années soixante, j’ai visité son musée à Biot. J’avais d’abord été subjugué par la puissance évocatrice d’un tableau tel que «les Constructeurs» qui m’avait conduit, à l’époque, à établir un lien direct avec le poème «L’Effort» d’ Emile Verhaeren ce dernier très sensible au début du 20° siècle aux influences de Jaurès:

Groupes de travailleurs,fiévreux et haletants,

Qui vous dressez et qui passez au long des temps

Avec le rêve au front des utiles victoires,

Torses carrés et durs, gestes précis et forts,

Marches, courses, arrêts, violences, efforts,

Quelles lignes fières de vaillance et de gloire

Vous inscrivez tragiquement dans ma mémoire…

Je vous sens en mon cœur puissants et fraternels!

O ce travail farouche, âpre, tenace ,austère,

Sur les plaines, parmi les mers, au cœur des monts,

Serrant ces nœuds partout et rivant ces chaînons

de l’un à l’autre bout des pays de la terre!…

Force de l’évocation, force de la fraternité, foi en un avenir émancipateur dû au travail humain élevant ses conquêtes vers l’azur d’un espace céleste porteur d’absolu – tableau d’ailleurs repris sous forme d’affiche, en 1982, pour son 24° congrès, par le PCF auquel LEGER avait été adhérent …Une époque exaltante, de nos jours remise en question, une époque qui portait l’espérance d’un avenir radieux illustré par un autre tableau «Les Congés Payés» arrachés par le Front Populaire en 1936, le travail et les loisirs porteurs d’émancipation humaine.

Certes, me direz-vous, tu étais un doux rêveur! Je ne le pense pas. «Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent» s’exclamait Victor Hugo. Image d’Épinal ajouterez vous ! Pas exactement mais référence à un réalisme socialiste assez proche dans sa conception du réalisme chrétien par la volonté de l’exemplarité. Jdanov, qui aurait pu être un camarade de promotion du Pape quant à sa conception de l’art, dans son allocution de 1934, correspondant au lancement du réalisme officiel en URSS, en appelait à la transformation idéologique et à l’éducation des travailleurs dans l’esprit du socialisme: «Ce kholkozien qui vous est présenté ( on pourrait penser à la statue de Stakhanov) est-ce vraiment cet homme-là que nous avons sous les yeux? …C’est la représentation véridique, historiquement concrète, de la réalité dans son développement révolutionnaire ». En quelque sorte une reprise de l’idée platonicienne consistant à mettre l’esthétique au service de la République,idée qui a séduit les artistes de l’époque mais qui s’est malheureusement traduite en URSS par un art officiel clouant au pilori ceux qui ne répondaient pas à ces normes et dont en occident une alternative fut le surréalisme pour qui il s’agissait de détruire les formes conventionnelles de la représentation, d’où attirances et ruptures spectaculaires entre Breton, Léger, Eluard, Artaud, Picasso et tant d’autres, membres ou non du Parti Communiste, dans des rapports extrêmement compliqués. Un vrai foisonnement d’idées, une ébullition faite d’ukases, de jugements sans appel revus parfois dès le lendemain.

Ainsi, la volonté pédagogique de Fernand Léger n’était pas toujours comprise de monde du travail auquel il s’adressait. Les travailleurs lui reprochaient les larges épaules et les grosses mains symboliques qui ne traduisaient pas le réalité et son œuvre « Les constructeurs » affiché dans les cantines de Renault-Billancourt les laissaient indifférents. Il pensait aussi que pour apporter de la joie, il fallait transfigurer les lieux de production, en chasser la grisaille et y apporter des couleurs, la joie. Ses utopies ne convainquirent pas à l’époque et même furent l’objet d’une certaine ironie . Il en était affligé. Pourtant si la culture c’est la possibilité de nommer les choses, de les individualiser, de sortir d’une confusion où tout se ressemble, Fernand Léger n’aurait pas désavoué Gilles DELEUZE qui écrivait: «La culture, c’est l’art d’inventer le peuple qui nous manque.»

Voilà pour le travail et les loisirs pour lesquels il convient de mentionner le magnifique tableau «Partie de campagne», inspiré visiblement du tableau de Manet «Déjeuner sur l’herbe», rehaussé des couleurs du peintre, le jaune, le bleu et le rouge.

Loin de moi l’idée d’évoquer les tableaux exposés au musée Soulages mais plutôt d’évoquer l’œuvre en général pour la partie qui réfère au travail et aux loisirs, tableaux souvent monumentaux, intransportables, qui se trouvent à Biot, à Paris ou dans des collections privées telle la tapisserie réalisée en collaboration avec LURÇAT, «Liberté» hommage post mortem de l’artiste à son ami Paul ELUARD, poème répandu par avion en 1942 pendant l’occupation sur tout le territoire national et au-delà, connu et célébré dans le monde entier.

Il ne s’agit là que de quelques facettes d’un œuvre riche, coloré, dont un nombre considérable de tableaux viennent à nous dans l’exposition temporaire de dimension internationale que le musée Soulages lui consacre cet été et que les Ruthénois ont le privilège d’avoir à domicile.

L’art plus fort que les bombes: ELUARD/ NERUDA/ PICASSO

Autour de nous l’univers s’est gelé

Notre maison s’est dégradée…

Un soir sans fin s’est imposé

De larmes salies

De sourires passés au feu

Des mains abandonnées

On a traqué les innocents

Comme des bêtes

On a cherché les yeux

Qui voyaient clair dans les ténèbres

Pour les crever

Et sur les ruines transparentes

Sur les chagrins cloués au cœur….

Voici les juges habituels…

Ils comptent les victimes

Une à une puis par millions

Les victimes ont peu de poids

Mais les profits sont réversibles 

Enfin voici des juges

Qui prolongent la vie

                       Paul Eluard « Au rendez-vous allemand » publié en 1946

Hier soir , en mars 2022, sur FR3 Occitanie, Vicente Pradal, fils d’exilés anti-franquistes, maestro du Flamenco et interprète de poèmes de Lorca, de Neruda, faisait le rapprochement entre l’horreur absolue de Guernica et celle actuelle de Marioupol :

Et un matin tout était en feu

et un matin les bûchers

sortaient de terre

dévorant les êtres vivants

Et dès lors ce fut le feu,

ce fut la poudre

et ce fut le sang.

Des bandits avec des avions…

tombaient du ciel pour tuer les enfants…

et à travers les rues le sang des enfants

coulait simplement, comme du sang d’enfants.

Chacals que le chacal repousserait,

vipères que les vipères détesteraient !..

Face à vous j’ai vu le sang

de l’Espagne se lever

pour vous noyer dans une seule vague

d’orgueil et de couteaux !

Pablo NERUDA «  Espagne au Cœur » 1936

Guernica repensé aux couleurs ukrainiennes.Quand un officier allemand lui demanda «c’est vous qui avez fait ça ?», Picasso répondit «non, c’est vous»

De 1936 à 2022 la soif du pouvoir n’a guère changé. Aucune leçon n’a été et n’est tirée des tragédies et des crimes qui sont reconduits épisodiquement de par le monde, pas seulement en Ukraine, et qui cependant ont conduit ou conduiront inexorablement à l’échec de ceux qui les initient mais au bout de combien de souffrances et de deuils qui auraient pu être évités. Les leçons de l’histoire sont là. Le feu, les massacres et le bâillon ne sauraient se substituer aux accords négociés que nous sommes nombreux à appeler de nos vœux.

HASHTAG

sourions un peu, la vie serait trop triste

Je ne sais trop qui disait qu’il y a en chaque homme un cochon qui sommeille ce qui a conduit logiquement au bien référencé #balance-ton-porc. Eh bien, maintenant, il est temps de revoir nos classiques. En effet, un chirurgien américain a réussi une greffe de cœur porcin dans la poitrine d’un humain. Nous nous acheminons donc – certainement au grand dam du mouvement féministe – vers l’antithèse :#ménage-ton-porc, car cet animal, de l’état de bannissement, se hisse à celui d’affectueuse considération, nous faisant don d’après la vox populi de ce qui tient lieu de siège de nos sentiments les plus profonds.

On s’y perd : précédemment l’homme était «bestialisé» / maintenant la bête est « hominisée ». On n’arrête pas le progrès. En termes de rhétorique, on pourrait appeler cela un chiasme. Je pense que, comme dans toute dialectique, il doit survivre un peu de chacun dans l’autre.

Ceci ne va pas non plus sans poser problème aux apôtres du retour à la pure nature ou autres convaincus purs et durs qui ne supportent pas que chacun ait accès avec modération à un bon vin, à une bonne viande et à un bon fromage. Il faut – le chirurgien dixit – que le greffon soit génétiquement retouché pour ne pas susciter de phénomène de rejet. Hélas, le monde idéal n’est encore pas pour demain.

Je sais, ce n’est pas bien de plaisanter sur ces thèmes , mais il fut aussi un temps où Georges (Brassens) s’exclamait Gaffe au Gori-i-ille ! Aujourd’hui nous nous faisons le choix du produire local et non de l’exotique : Gare au cocho-o-on ! Le cœur de ce brave « homimal », comme Esope l’affirmait à Xanthus à propos de la langue, pourrait être la pire ou la meilleure des choses.

Quant à moi, je persiste à croire, comme le dit mon charcutier, que tout est bon dans le cochon. D’ailleurs, d’après une légende qui faisait florès, un brave salarié aurait adressé, alors qu’on ne parlait pas encore de RTT, une requête à son employeur afin de se voir accorder un jour de congé au motif d’aller faire le cochon avec son épouse, pratique ancestrale dans les fermes aux mois de janvier ou février.

Nous vivons le temps des révolutions…. Sociétales !!!

Philosophie de l’âge vs Age de la philosophie?

En ce début novembre, quelles que soient les convictions de chacun, il est convenu d’avoir une pensée pour ses parents, amis, camarades et diverses connaissances aujourd’hui disparus qui ont jalonné notre vie familiale et sociale. De plus, comment pourrait-on mieux appréhender cela, lorsqu’on vient d’accomplir, comme disent les Belges, les « septante-neuf » et que l’on s’achemine inexorablement vers la série des « octante » donc que l’on a dans le rétroviseur une durée non négligeable d’existence. C’est ce que ressentait lui-même, bien que plus jeune, Marcel PROUST dans ces lignes admirables alors qu’il ne venait lui-même que de tout juste dépasser la cinquantaine :

« …..Et maintenant je comprenais ce que c’était que la vieillesse – La vieillesse qui de toutes les réalités est peut-être celle dont nous nous gardons le plus longtemps, dans la vie, une notion purement abstraite, regardant les calendriers, datant nos lettres, voyant se marier nos amis, les enfants de nos amis, sans comprendre, soit par peur, soit par paresse, ce que cela signifie jusqu’au jour où nous apercevons une silhouette inconnue…laquelle nous apprend que nous vivons dans un nouveau monde…jusqu’au jour où le petit fils d’une de nos amies, jeune homme qu’instinctivement nous traiterions en camarade, sourit comme si nous nous moquions de lui, nous qui lui sommes apparu comme un grand-père ; je comprenais ce que signifiaient la mort, l’amour, les joies de l’esprit, l’utilité de la douleur…car si les noms avaient perdu pour moi leur individualité, les mots me découvraient tout leur sens. La beauté des images est logée à l’arrière des choses, celle des idées à l’avant. De sorte que la première cesse de nous émerveiller quand on les a atteintes, mais qu’on ne comprend la seconde que quand on les a dépassées. »

Marcel Proust : (Le Temps Retrouvé – posthume 1927-nrf)

Constat désespérant? Aucunement ! Evolution qui n’a rien de linéaire. A se voir soi-même et à voir notre entourage, il est certain que le confinement que nous venons de subir – et qui n’est malheureusement pas terminé – a largement ajouté au repliement de chacun sur lui-même, a une fracture sociale, une forme d’accélération du sentiment d’isolement qui avait conduit Marcel Proust, jusqu’alors aristocrate fréquentant les soirées mondaines, en proie aussi à la maladie, à se claquemurer dans sa chambre et à ne plus guère en sortir jusqu’à sa mort.

Edgar Morin, qui vient d’accomplir ses cent ans, a une vision beaucoup plus optimiste de son âge et de l’avenir. Interrogé par Pierre Mathieu en cet anniversaire, il fait preuve d’un bel optimismeen réponse à la question: « Quel est le secret de votre jeunesse ? »

– « Il n’y a pas de secret, tout être humain doit pouvoir conserver les curiosités de l’enfance, les aspirations de son adolescence, les responsabilités de l’adulte, et si possible tirer de son expérience quelques leçons de soi-même….Je continue à m’étonner de tout…Je garde la mémoire d’amitiés profondes qui me nourrissent encore. Je suis vieux tout en étant jeune et jeune tout en étant vieux, et si des choses m’ont ralenti, j’ai l’impression d’être le même, de n’avoir rien perdu de ma curiosité et de mes besoins affectifs….Je me sens faire partie de l’aventure extraordinaire de l’humanité. » ( La Dépêche du vendredi 1 octobre 2021)

Jean Boudou, qui est, pour Joan Larzac son préfacier, le romancier de l’humilité et de la dignité , le demeure jusque dans la mort  dans ces vers écrits moins d’un mois avant son décès:

La mòrt es aquì que m’espèra

La mòrt es al cap del camin

Que me serviriá la colèra

Sens ieu pòt tornar lo matin.

(Joan bodon – Las domaisèlas -roman inacabat 1975 -A TOTS -IEO)

Philosophie de l’âge ou bien âge de la philosophie ? Le chiasme, figure certes facile à réaliser, n’en traduit pas moins interrogations et ressentis à l’évidence propres au genre humain.

Revenons à Proust pour le mot de la fin:

« Il en est de la vieillesse comme de la mort. Quelques uns les affrontent avec indifférence, non pas parce qu’ils ont plus de courage que les autres, mais parce qu’ils ont moins d’imagination »

(Les Plaisirs et les Jours -1896- nrf)

Bernard NOEL : ADAM ET EVE (Stock 1996)

Le moment me paraît propice pour rappeler ce qu’écrivait Bernard Noel dans son roman ADAM ET EVE p.27:


« Notre inconscience de l’avenir n’a peut-être pour raison que notre oubli du passé. »

Amade-Bécaud: Quand il est mort le Poète

Il était né à La Planque commune de Sainte Geneviève-Sur-Argence. Il nous a quittés discrètement dans la nuit du 13 au 14 avril à l’hôpital de Laon, à l’autre bout de la France, mais il avait, en Aveyronnais de souche, toujours affiché son attachement à sa terre natale :

BERNARD NOEL

AUBRAC

neige et brouillard l’enfance a perdu sa route

un bout de ciel mouillé bouche la fenêtre

le temps est un trou toujours qui va devant

piège ouvert trop tôt pour le dernier moment

plus bas l’hiver se couche dans la lumière

il n’en reste en l’air qu’un peu de buée blanche

des souvenirs tombent d’on ne sait quel arbre

dont la mémoire brise toutes les branches

Le Reste du Voyage P.OL. 1997

Poète, il avait parcouru le monde. Dans Le RESTE Du VOYAGE (P.O.L.1997) il rassemblait ses impressions et sa vision des villes et lieux parcourus, entre autres Paris – Nantes- Marseille- Issoudun -Dresde – le Mexique : Puebla – Teotihuacan – Chichen Itza ….- le Nord : Helsinki…. mais aussi:

VERONE

Les graffitis sont plus beaux que le balcon

mais c’est lui qui dicte un désir de durée

comme si deux noms enlacés dans le plâtre

pouvaient à son égal dominer le temps

la ville vit d’un amour dont la vie toute

est un songe antique et toujours resoufflé

on vend par milliers des baisers de Juliette

mais pas même en sucre une langue de Shakespeare

on vend par milliers des baisers de Juliette

mais pas même en sucre une langue de Shakespeare

JERUSALEM

un gros soleil met du sang sur l’horizon

La ville au-dessous est barbouillée de craie

trop quartiers neufs écrasent les collines

leur but est de chasser l’histoire du présent

mais la peau de la terre est dure et son cœur

bat d’autant plus fort qu’on veut l’écraser

dans la vieille ville on marche sur du temps

qui souffle au visage une âme naturelle

quelques drapeaux bleus font flotter leur insulte

dans l’air du quartier qu’il s’agit d’humilier

la vie n’en continue pas moins à bouillir

sur les pavés où passa l’homme à la croix

comment coloniser ce qui est de l’être

quand on n’a pour volonté que l’avoir

Poète, il maniait la langue comme le peintre manie son pinceau. Ses couleurs étaient les mots, son écriture serrée, son expression sans complaisance.

Romancier et essayiste aussi, par exemple Le Roman d’Adam et Eve  (Stock 1996) une sorte de thriller philosophique en quête d’un énigmatique paradis terrestre conçu à l’époque stalinienne, il demeurait d’abord linguiste : « La seule part douteuse de mon récit viendra du fait que la langue agit sur les choses comme agit sur elles le temps ».  Critique littéraire, critique d’art, les cordes à son arc étaient multiples. Il y ajoutait , ou peut-être était-ce l’origine de tout son travail d’écriture, la qualité de citoyen engagé, admirateur de l’œuvre d’Eluard, compagnon de route particulièrement exigeant du Parti Communiste et ne lui accordant aucune concession.

Je l’avais rencontré lors de journées de poésie de Rodez du 31 mai au 4 juin 2006 et j’ai surtout rencontré son travail critique réalisé à St Denis à l’occasion du centenaire de la naissance de Paul Eluard dans cette ville, ville où il avait réuni sous forme d’une anthologie de plus de 260 pages une somme de poèmes contemporains répondant à la quête intitulée Qu’est-ce que la poésie, ouvrage qui doit être introuvable car publié avec les seuls moyens municipaux, comme nous le faisons ici pour notre travail sur Artaud dans le cadre de notre association éponyme,mais qui m’avait été adressé gracieusement par la mairie de P. Braouzec alors que je travaillais moi-même à l’université Jean Jaurès sur des poèmes du même Paul Eluard « Pour Vivre Ici ». Je vous livre pour le plaisir ce qu’il en disait en préface : « une sorte de donner à penser dans la suite du donner à voir de Paul Eluard ».

Bernard NOEL, prix Antonin Artaud à Rodez en 1967, grand prix de poésie de l’Académie Française en 2016, demeurera, comme Jean Boudou, Denys-Paul Bouloc et quelques autres, l’une des personnalités littéraires dont notre département peut légitimement s’enorgueillir bien que lui-même refusât toute forme d’hommage convenu, y compris à titre posthume, disant devant une assistance médusée lors d’une fête de l’Huma: « On a pris l’habitude de faire consommer aux poètes leur propre mort. » (cité par le journal) et ajoutant dans Treize cases du je (P.O.L. 1975) : « Qu’est-ce qu’un mort ? Un personnage imaginaire et cependant emprunté à la réalité ; quelqu’un qui a quitté l’existence pour devenir un être ; en somme, l’analogue de ce qui constitue un mot ».

Permettons lui le mot de la fin dans le Chant 1 de La Chute des Temps (nrf 1993)

l’homme

ne peut être qu’un homme

et voici la chose terrible la chose vraie

hors de lui rien ne change

il revoit le vieux pays porteur d’air sombre

et le besoin d’avant l’histoire le reprend…

et celui qui pense à l’abri des paupières noires

rêve d’une vie sans mémoire d’une vie…

maintenant dit-il chacun de nous

attend quelqu’un qui veut sa mort

et l’on appelle cela vivre

Rimbaud : Le Bateau Ivre

C’est vieux de plus de deux siècles et on en sourit toujours. C’est cocasse, peut-être une galéjade comme les aiment les Marseillais. Ce n’est pas un poisson d’avril. Il serait un peu gros à avaler mais vous en avez tous entendu parler: une sardine avait bloqué le port de Marseille. Incroyable: il eût fallu que la sardine fût de taille considérable et le chenal d’accès au port bien étroit!

De fait, comme toute légende, le fait enjolivé reposant sur un support beaucoup moins poétique, il s’agissait, dans le dernier quart du XVIII° siècle, d’une frégate royale baptisée La Sartine, du nom du ministre de la marine de Louis XVI, qui s’était échouée, à l’issue d’une fausse manoeuvre, à l’entrée du port, bloquant ainsi la circulation maritime pendant plus d’une semaine.

Il n’en fallait pas plus pour saisir l’occasion de tourner en dérision la marine royale. La galéjade fit florès. Il suffisait pour cela de jouer sur le rapprochement paronymique entre Sartine et Sardine, une modeste sardine capable à elle seule de bloquer l’un des principaux ports méditerranéens.

Je ne sais qui, sinon peut-être Karl, disait que l’histoire ne se répète pas mais qu’il lui arrive par fois de bégayer…Or cette fois-ci ce n’est pas une galéjade provençale. Ce n’est pas non plus le Bateau Ivre d’Arthur enfin libéré de ses contraintes:

« Comme je descendais les Fleuves impassibles, / Je ne me sentis plus guidé par les haleurs …

J’ai vu fermenter les marais énormes, masses / Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan…

Mais, vrai. J’ai trop pleuré! Les aubes sont navrantes. / Toute lune est atroce, et tout soleil amer… »

Ainsi, durant près de quinze jours, un mastodonte libéré de ses contraintes humaines, affichant deux cent vingt mille tonnes, quatre cents mètres de long, cinquante neuf mètres de large, soixante mètres de haut, transportant vingt deux mille conteneurs lesquels mis bout à bout s’étireraient sur plus de cent km de route et polluant à lui seul en résidus de pétrole lourd l’équivalent de plusieurs millions d’automobiles diésel, s’est mis en travers bloquant le canal de Suez. Ferdinand de Lesseps ne pouvait prévoir qu’un tel tyran des mers nécessiterait un tel tirant d’eau.

Jusqu’où la bêtise humaine alliée à l’appât du gain ira-t-elle se nicher au nom d’un système économique suicidaire à la recherche de productions à bas coût basées sur l’exploitation d’une main-d’oeuvre bon marché et nécessitant pour les marchandises ainsi produites l’épuisement des ressources terrestres ainsi que des moyens de transport engendrant une pollution destructrice?

S’il y a des gens qui s’insurgent à juste titre contre ce mépris généralisé des humains et de notre planète, ce sont bien les ouvriers de la Robert Bosch d’Onet pour lesquels on casse brutalement, sans contrepartie ni activités de substitution l’outil de travail au nom de l’urgence climatique en vouant aux gémonies les petits moteurs diesel tandis que la compagnie EVERGREEN ( sic!) arme son monstre des mers pour importer des produits et que dans le même temps nos politiques se perdent en déclarations vertueuses quant à l’urgence du produire national et local tout en laissant naviguer un tel LEVIATHAN dont Hobbes disait qu’il est le danger absolu pouvant conduire à l’extermination de la terre, le cataclysme capable de modifier la planète. L’Enfer, pour ceux qui y croient est, paraît-il pavé de bonnes intentions.

Régis Debray : D’UN SIECLE L’AUTRE

Alors que Georges Marchais, qui excellait (non sans humour) dans le maniement des aphorismes, affirmait «Le soleil se lève à l’Est», le jeune Régis Debray, fraîchement émoulu de Normale Sup, ne pouvant se poser qu’en s’opposant, voyait, lui, la lueur révolutionnaire poindre à l’Ouest, en Amérique du Sud: question de tropisme inversé! Ami de FIDEL et du CHE, il partit donc en 1967 avec ce dernier exporter la révolution auprès du peuple bolivien qui n’en demandait pas tant du moins à ses dires. En effet, c’était faire fi à la fois des réactions des gouvernements en place qui craignaient que l’exemple cubain ne fasse tache d’huile et du scepticisme populaire vis à vis de révolutionnaires importés. Ceci lui valut quelques années de méditation à l’ombre de la prison de Camiri , lieu reculé du sud-est bolivien, sur «l’enfermement de l’esprit», méditation n’étant pas sans similitude avec l’enfermement actuel dû au corona:

«Moisir pour mûrir….Les heures s’étirent, la cervelle s’éclaircit……peut s’adonner à extraire d’une expérience personnelle une vérité générale: la géographie a bien plus d’importance que la philosophie….Le gros des maquisards venait de l’extérieur, de Cuba, aucun ne parlait le Guarani…pas de sympathies ni d’affinités dans la région. Les rares paysans ont perçu les guérilleros comme des errants bizarres et suspects et se dépêchaient de les signaler aux autorités…Guevara en Bolivie: un levier sans point d’appui. Robespierre avait prévenu: les peuples n’aiment pas les missionnaires armés .L’exogène fut sans prise sur l’indigène….. Fidel lui s’était ancré dans une histoire, un terroir. On dirait aujourd’hui «FIDEL un somewhere, le CHE un anywhere». On peut interpréter le monde entre quatre murs «de visu» mais pour le transformer le «in situ » s’impose. Leçon à méditer.

Ainsi, tout au long de ce livre en forme de mémoire, les réflexions de Régis Debray nous conduisent du monde de la politique à celui de l’éducation, de la médiation à la laïcité ainsi qu’à nombre d’autres thèmes qui nous interpellent, cela au terme de ses multiples expériences. Il les présente organisées de façon thématique, dans un langage clair, étayé de nombreuses références philosophiques permettant de mieux saisir sa démarche personnelle qui, sans qu’on n’en approuve nécessairement à tous les aspects, mérite qu’on s’y attarde et qu’on y réfléchisse.

Mais de prime abord ce qui a provoqué en moi résonance et suscité mon envie de lecture, outre le fait que nous ayons à deux ans près le même âge et que j’aie toujours suivi avec attention, me sois constamment interrogé sur les événements de ces soixante dernières années, ce sont les quelques mots d’introduction qu’il a énoncés ce jour-là à la radio:

«Quand on voit le bout du chemin, on a envie de se retourner, de se demander qu’est-ce que j’ai fait, à quoi j’ai servi. On a envie aussi de mettre sa petite mémoire personnelle en rapport avec l’histoire des autres, avec l’histoire tout court…Et puis je veux dire ce qui n’a pas marché, être le plus authentique possible».Et d’ajouter: «Il est.certain que le combat révolutionnaire n’a pas donné ce que l’on en attendait, ce que l’on espérait. Il y a une chute d’espérance, un certain désarroi que nous ressentons tous»

Ceci a permis à Jean-Emmanuel DECOIN d’intituler son édito de l’Huma du 12 décembre consacré au livre : Pessimisme(s)Régis Debray revisite le chemin en ampleur telle une biographie intime: la naissance en 1940, année terrible, la Grande Ecole, la prison, l’appareil d’Etat et ses désillusions, sans oublier la fausse retraite, la plume, l’écrivain, le penseur et de poser trois questions fondamentales: Comment faire du commun avec de la diversité? mystère de la politique. Comment transmettre l’essentiel de siècle en siècle? mystère des civilisations Pourquoi doit-on croire par-delà tout savoir? mystère du religieux».

J’ajouterai que le titre n’est pas anodin. Si D’un siècle L’autre présuppose une continuité l’absence de la préposition (à) dénote aussi une forme de disjonction entre les deux siècles dans les aspirations vers d’autres modes d’information, d’urbanisme, de gouvernance, d’ascension du féminisme, de productivité et de nouveaux rapports à la planète. Debray évoque la rupture entre ce qu’était l’aspiration dominante du 20°, un siècle rouge, à celle qui pointe au 21°, un siècle vert.

Autant de questionnements qui méritent une lecture attentive.

Humeur

Agressées par un retournement législatif difficilement compréhensible alors que, quoiqu’on en dise, il semblerait qu’il y ait des alternatives possibles mais sûrement moins lucratives pour les monopoles agro-chimiques, les abeilles risquent fort de faire les frais du retour, pourtant interdit depuis quatre ans des néonicotinoïdes, cela au motif de préserver des pucerons les betteraves qui en font une jaunisse mais qui elles produisent du sucre alors que les dites abeilles se contentent de fabriquer du miel que l’on sait réaliser quasiment industriellement sans leur secours en Chine et de polliniser les plantes. Ainsi, une majorité de députés, se sont-ils assis sur toutes les préconisations des divers colloques et forums sur l’environnement convoqués à grands frais de publicité gouvernementale. Mais Chut! Avalons la pilule plutôt amère et rentrons chez nous pour boire notre café bien sucré.

Agressés de par une nouvelle directive sur les animaux « sauvages », nés pour la plupart dans les cirques et souvent derniers témoins d’une faune en voie de disparition, les lions qui ont omis de manger leurs dompteurs qui pourtant les sous-nourrissent et les martyrisent cruellement paraît-il, sont aussi dans le collimateur des législateurs, comme tant d’autres animaux, au détriment d’une culture plurimillénaire et de la préservation d’une faune particulièrement menacée. Faudra-t-il les abattre ou les relâcher dans une savane ou une forêt qui leur seront inconnues et hostiles et dont les espaces se réduisent comme peau de chagrin au profit de la production d’huile de palme entre autres cultures? Bientôt, nous nous contenterons de les admirer en photos. D’ailleurs à quand la suppression des parcs zoologiques déjà bien entamée avec la fermeture par exemple du zoo des Trois Vallées dans le Tarn lequel, au lieu de se voir doter d’une aide indispensable en ces temps difficiles afin de survivre, reçoit une mise en demeure de cesser ses activités sans qu’il sache comment seront hébergés ses pensionnaires?

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Seuls quelques esprits chagrins pourraient voir en cette succession de décrets, présents ou à venir, une incitation en direction de Madame la Ministre de la Transition Ecologique en charge de l’environnement et de la protection de la nature donc aussi animale, à préconiser le développement de l’élevage de couleuvres tant ces reptiles, proches de l’anguille, doivent constituer son plat hebdomadaire lorsqu’elle s’assied à la table du conseil des ministres du mercredi.

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